Paris Match - L'insoutenable gravité du procureur

Loin de l’image impitoyable présentée dans les séries télé, nos procureurs sont des connaisseurs sensibles des aspects les plus noirs de notre société. Les rencontrer, c’est saisir concrètement les vertus et les failles de notre justice. Des moyens scandaleusement dérisoires, des journées infernales… Ils se sont confiés à notre reporter. Admirables !

Pauline Delassus

Les procureurs prennent le pouls de la société dans ce qu’elle a de plus dur et de plus fragile. Ses crimes et leurs auteurs, du début des enquêtes jusqu’à l’exécution des peines. Le « proc’ » ne fait pas que punir, il passe ses journées au chevet de la misère sociale, premier informé de l’inavouable. C’est d’abord à son oreille qu’arrivent les cris de la rue, et devant ses yeux que l’on révèle les coups, les blessures et les corps sans vie. Nous en avons rencontré trois, fiers de leur métier qu’ils ont accepté de raconter dans une série de documentaires réalisés par Cyril Denvers*.

« Beaucoup nous considèrent comme les acteurs d’une machine brutale, appliquant la loi sans discernement, s’indigne Eric Mathais, procureur de la République à Brest. Pourtant, nous essayons de prendre la meilleure décision en étant à l’écoute de chacun. » Pour un jeune Breton plusieurs fois condamné après avoir détruit des véhicules et du mobilier urbain, il préfère requérir un travail d’intérêt général et non une incarcération. « A l’issue de cette peine, la commune, satisfaite de son travail, lui a proposé un poste en contrat à durée déterminée dans les services techniques », donne-t-il en exemple. Etienne Manteaux, procureur à Epinal, confirme : « Ce n’est pas un métier de méchants. Faire respecter la loi peut paraître rigide, mais c’est nécessaire au bon fonctionnement démocratique. » Une passion, à laquelle tous consacrent de longues heures, « dès 8 heures, dit l’un, pour être seul et tranquille au tribunal », jusqu’à tard le soir, toujours opérationnels la nuit et le week-end si besoin.

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A Bobigny, deuxième parquet de France, qui couvre la Seine-Saint-Denis, le procureur est une femme. Au tribunal de grande instance (TGI), un immeuble de verre aux couloirs jaunis, il faut monter plusieurs étages pour trouver le bureau de Fabienne Klein-Donati. Poignée de main ferme et sourire chaleureux, elle explique gérer une équipe de 53 magistrats et 180 000 plaintes déposées chaque année. C’est gigantesque. « On est le premier tribunal de France… après Paris », confirme-t-elle en riant, fière. Difficile d’imaginer cette femme en bottes de cuir brut et au rire sonore dans les cabinets d’Elisabeth Guigou et de Jean-Marc Ayrault où elle a passé plusieurs années. Sa parole n’en a gardé aucune langue de bois, elle parle vite et sans détour. Assise face à son ordinateur, entourée de photos de son fils, champion d’équitation, elle veut raconter la Seine-Saint-Denis, ses équipes, ce métier qui lui plaît tant.

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Les journées commencent au petit jour ; dès 7 h 30 elle sait ce qui s’est passé pendant la nuit dans son département. Dans les transports en commun, elle consulte les e-mails qui défilent sur l’écran de son téléphone, les comptes rendus d’activité des services de police. « On sait quand commence la journée mais pas quand elle finit. La plupart du temps, je déjeune avec mes collègues dans mon bureau et j’essaie de rentrer chez moi pour 21 heures. » La nuit précédente, on l’a réveillée pour un meurtre. « Un homme s’est rendu, en état d’ébriété, pour nous signaler qu’en voulant nettoyer une arme il a tiré une balle dans la tête d’un ami, un homme de 29 ans, décédé. » Des affaires marquantes ? « Il y en a plein ! » Dans les dernières semaines, le cas d’un homme qui a voulu réparer une presse à carton dans son entreprise : « Il est rentré dans la machine et a été coupé en deux. » Quelques jours avant, un automobiliste a fauché un enfant de 3 ans sous les yeux de son père. « On n’a pas encore retrouvé le chauffard… » Le regard de la procureure n’est pas cynique, ni blasé. Elle semble touchée. « Nous traitons toujours des drames humains, rappelle-t-elle. C’est ce qu’il y a de plus difficile. Il faut bien adapter notre réponse, ne pas se tromper d’orientation, prendre le temps. »

En fin de carrière, un procureur de la République atteindra au maximum 7 000 euros net mensuels

Le temps… C’est ce qui manque dans les différentes missions : superviser l’enquête, les actions de la police et de la gendarmerie, trouver la peine adaptée en évitant l’enfermement systématique et en faisant respecter les libertés individuelles. La permanence de Bobigny reçoit 100 appels par jour pour un département qui recense 170 nationalités. « On a le monde entier ici », dit Fabienne Klein-Donati. Avec une majorité venue d’Afrique du Nord et subsaharienne, d’Europe centrale et d’Asie. « Il n’y a pas de guerre entre communautés, ni religieuse ni ethnique. Par contre, il y a des guerres de territoire pour les trafics » Elle note des particularités, des tendances violentes. « Les Sri Lankais, par exemple, quand ils boivent, peuvent devenir extrêmement agressifs, ils sortent tout de suite les couteaux et les tessons de bouteille. » Autres enjeux à Bobigny : la drogue, les règlements de comptes, les rixes, les marchands de sommeil, le blanchiment, les fraudes, les transferts de fonds… « Je suis de permanence 24 heures sur 24. Pour mes équipes aussi, c’est un boulot très prenant. On a peu de temps pour sa famille, et les salaires sont peu élevés par rapport aux responsabilités et aux contraintes. »

« Quand on sort de l’école, on commence à 2 500 euros par mois. » En fin de carrière, un procureur de la République atteindra au maximum 7 000 euros net mensuels. Fabienne Klein-Donati veut parler de ce qui l’anime : « J’aime prendre des permanences, être au contact des policiers, apporter des réponses, vérifier si notre politique pénale est adaptée. » A 58 ans, elle se souvient d’avoir voulu devenir médecin, mais c’est le droit qui l’a séduite. Elle prend son premier poste comme substitut le 4 janvier 1984, à Epinal. Le corps du petit Grégory est découvert dans cette région des Vosges le 16 octobre de la même année. « A l’époque, je n’étais que spectatrice. Ça m’a appris les erreurs à ne pas commettre, observe-t-elle. Sur la communication avec les médias, notamment, qui doit être maîtrisée et organisée par l’autorité judiciaire elle-même. Ce qui n’était pas le cas alors, bien au contraire, et cela a eu un effet dévastateur. » Les attentats qui ont frappé la France depuis 2015 ont forcé la procureure, comme tous les parquetiers de la région parisienne et d’ailleurs, à accroître sa vigilance. « On traite certains dossiers différemment, avec des liens plus fréquents avec Paris. On porte une attention particulière à certains comportements, précise Fabienne Klein-Donati. Aujourd’hui, j’ai très envie de rester à Bobigny, je veux que ça bouge. »

Extrait d’un documentaire de Cyril Denvers: un déferrement pour apologie du terrorisme.© DR

Au tgi de Brest aussi, les téléphones des permanences sonnent jour et nuit. Au bout du fil, policiers et gendarmes détaillent les plaintes déposées, les violences constatées, les vols, les fraudes, les trafics, les agressions, les viols, les meurtres. Dans son bureau, Eric Mathais a accroché des photos personnelles et installé un coin café. Nommé en Bretagne en 2014, il découvre la région, avec un faible pour les crêpes dentelle au chocolat, et insiste sur une règle primordiale : l’individualisation de la justice. « On essaie de prendre la bonne décision, en écoutant chaque acteur. Parfois, cela brise la vie des gens. » Des choix particulièrement difficiles dans les affaires de violences intrafamiliales et en particulier en cas d’incestes. « Lorsqu’une jeune fille se confie au sujet de faits graves et répétés de nature sexuelle, commis par son père ou son beau-père, un signalement est réalisé en urgence. Si, à l’issue de l’enquête, les accusations sont crédibles, nous sollicitons très souvent une incarcération immédiate. Dans ce cas, l’auteur présumé peut rester en prison jusqu’au procès, avec de lourdes conséquences : perte de son travail et de son logement, éclatement de la famille… »

A Brest, l’alcoolisme plombe la moitié des affaires traitées par Eric Mathais et ses équipes

Les procureurs ne choisissent pas systématiquement de requérir l’enfermement. Le travail d’intérêt général, le sursis avec mise à l’épreuve, la contrainte pénale sont des mesures qui offrent d’autres possibilités et « qui parfois peuvent prévenir la récidive ». Ils ont un point de vue éclairé sur « leurs » condamnés. « Peu de gens savent que nous participons au processus d’exécution des peines et donnons un avis sur les libérations conditionnelles », explique Eric Mathais. Costume passe-muraille mais verve passionnée, ce magistrat de 52 ans, passé par Thonon-les-Bains, Saint-Etienne et Clermont-Ferrand, parle « d’un métier d’équipe, fatigant mais d’action ». Le TGI de Brest reçoit chaque année 30 000 plaintes et procès-verbaux, concernant la plupart du temps des violences physiques, des vols avec violence, des cambriolages et des trafics de stupéfiants. En 2013 et 2014, il a fallu gérer l’épisode des « bonnets rouges » les manifestations d’agriculteurs et d’ouvriers qui ont dégénéré, parfois avec de graves dégradations : la destruction par le feu de la Mutualité sociale agricole de Saint-Martin-des-Champs et le Centre des impôts de Morlaix. « J’ai dû traiter ce dossier avec une grande attention. Poursuivre ? Requérir des détentions provisoires ? Tout est lourd de sens. » Il choisit de confier l’enquête à la police judiciaire de Rennes, d’ouvrir une information judiciaire et de tenir une conférence de presse. « Je n’ai reçu aucune instruction de “faire un exemple”, de requérir ou non la détention provisoire », tient à préciser Eric Mathais, même s’il a l’obligation de prévenir la chancellerie, donc le ministre, de l’avancée de l’enquête. Aujourd’hui, le dossier des « bonnets rouges » est toujours en cours.

A Brest, l’alcoolisme plombe la moitié des affaires traitées par Eric Mathais et ses équipes. De quoi tuer l’espoir de rédemption. « J’ai en tête un multirécidiviste alcoolique. Après une énième conduite en état d’ivresse, il a été condamné à l’incarcération immédiate. Un aménagement de peine a été accepté par le juge. Des heures de sortie précises lui ont été accordées. Après quelques semaines où tout s’est bien passé, il a eu la mauvaise idée de s’arrêter un soir chez des amis. Il a accepté un verre, puis un autre… Il a ensuite pris le volant complètement ivre et refusé un contrôle de police. Après une course-poursuite, il a été interpellé. Il est immédiatement retourné en prison, ruinant ainsi tous les efforts faits pour sa réinsertion… » Mathais se fait sociologue, jamais négatif : « L’alcoolisme est lié à l’histoire locale, à la mer. Notre ville a connu des conditions de travail difficiles et ces habitudes de consommation sont ancrées dans le paysage social. Mais je ne suis jamais déprimé après une journée. Par contre, je suis parfois inquiet pour l’équilibre et l’évolution de la société. Impossible de faire ce travail si l’on ne croit pas pouvoir changer le cours des choses. Il faut penser que la plupart peuvent s’améliorer. »

A l’autre bout de la France, dans le grand vent du massif des Vosges, le procureur d’Epinal et cinq autres magistrats doivent gérer 18 000 affaires chaque année, soit 3 000 dossiers par personne. « C’est énorme, convient Etienne Manteaux. En comparaison, un parquetier allemand en traite 500. » Il continue les comparaisons, s’appuyant sur les chiffres de la Commission européenne, rappel d’une réalité difficile pour la justice française : « Le gouvernement français alloue au budget de la justice 64 euros par an et par habitant, quand par exemple la Belgique en alloue 85, l’Espagne 88, l’Allemagne 108 et les Pays-Bas 123… Dans ces conditions, nous sommes contraints de traiter plus sommairement certaines affaires pour nous consacrer davantage aux dossiers les plus importants. Nous pouvons être fiers du travail accompli au regard de nos moyens. » Ce père de famille de 46 ans parle avec ferveur de son métier. Les réquisitions devant la cour d’assises sont pour lui la partie la plus ardue. « Devant des magistrats professionnels, en correctionnelle, les effets de manches ont peu d’impact. Mais aux assises, il y a des jurés, l’avocat parle en dernier, il faut donc que les réquisitions du procureur soient solides. C’est un exercice passionnant mais difficile. » Lors des réquisitoires, chacun a sa technique, son ton, sa stratégie.

« J’évite le jeu d’acteur. J’essaie d’être le plus objectif possible, détaille Etienne Manteaux. J’explique ma fonction et pourquoi je suis payé par l’Etat. Trop d’effets peuvent donner l’impression que l’on veut masquer la vérité. Un procureur doit être sévère et précis. » Etienne Manteaux était plutôt tenté par le barreau. Un stage lui fait comprendre « combien l’avocat doit faire triompher la vision de son client ». Lui préfère défendre l’intérêt général. Il commence juge d’instruction et devient procureur, « pour avoir un rôle plus global, de l’enquête au jugement ». En 2016, l’affaire d’un double meurtre l’a marqué : un homme condamné pour homicide sur son épouse a de nouveau tué une femme, ainsi que le compagnon de celle-ci, après être sorti de prison. « Ce type d’affaires nous renvoie à notre responsabilité de magistrat. Savoir trouver la réponse juste. » Est-ce un crime passionnel ? « Pas vraiment, répond Etienne Manteaux. Dans le crime passionnel, il y a une réalité de passion. Là, c’était à sens unique. »

"Les gens arrivent très énervés ; la poignée de main fait retomber la pression"

Aujourd’hui, le Grand-Est fait surtout face à une dévastatrice consommation d’héroïne. Maastricht, aux Pays-Bas, à trois heures de route, permet d’acheter cette drogue à des tarifs qui n’ont jamais été aussi faibles. « On ne se l’injecte plus, précise Etienne Manteaux. On la sniffe. Cela dissout la cloison nasale et attaque les gencives ; on reçoit des personnes de 30 ans qui en paraissent 70. Surtout, au contraire de l’alcool et de la cocaïne, l’héroïne entraîne une désocialisation très rapide. » Ici aussi, plus de la moitié des affaires sont liées à des problèmes d’addiction.
« Si l’on supprimait les problèmes d’alcool et de drogue, on diviserait par deux la délinquance en France », estime le procureur. Autre enjeu dans les Vosges : l’augmentation des violences intrafamiliales. « Surtout parce que, aujourd’hui, les femmes portent plainte, indique-t-il. Les associations estiment qu’une femme sur dix vivant en couple est battue. Difficile de dire si ce chiffre est en hausse, mais ce qui explique la multiplication des violences conjugales que l’on traite, c’est que les femmes osent les dénoncer. Un chiffre qui peut être vu comme une preuve de progrès. »

Dans les documentaires diffusés par Planète+, les images les plus fortes sont celles des entrevues dans le huis clos de la salle de déferrement entre procureurs et prévenus. « On doit accepter le face-à-face avec des gens souvent sales, qui sentent mauvais. La question très discutée est de savoir s’il faut leur serrer la main, révèle le procureur. Certains considèrent que c’est s’abaisser. Les gens arrivent très énervés ; la poignée de main fait retomber la pression. » Il se souvient d’un homme sortant de 48 heures de garde à vue, fulminant, les poignets rougis par les menottes. Etienne Manteaux a salué l’escorte policière puis il a serré la main du prévenu. « Non par connivence, mais pour lui montrer que je le respectais en tant qu’homme, ce qui ne m’a pas empêché ensuite de lui notifier la qualification juridique des délits qu’il avait commis, avant qu’il soit jugé en comparution immédiate. » La leçon est simple : chez un bon procureur, l’humain prime sur le droit.

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